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  • : James JOYCE à Saint-Gérand-le-Puy
  • : Informations, échanges sur la vie et l'oeuvre de Joyce. Thèmes de rencontres, conférences, tables rondes. Evènementiel : "Le jour d'Ulysse" Musée et bibliothèque Anna Livia Plurabelle. Balade "Sur les pas de Joyce à Saint-Gérand-le-Puy".
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18 janvier 2011 2 18 /01 /janvier /2011 12:10

 

            L’an dernier un contre temps nous avait obligé à repousser d’un an cette intervention. Or ce report a peut-être été pour nous une chance. En effet je comptais l’an dernier partir de la récente publication en mai 2009 d’un numéro de la Revue des Deux Mondes, où étaient publiés à la fois une étude d’ Olivier Cariguel sur Louis Gillet, deux articles de Louis Gillet publiés jadis dans la même Revue des Deux Mondes, respectivement en 1925 et 1931, sur les œuvres de Joyce, l’un sur Ulysse, l’autre sur Work in Progress ; ainsi que des lettres inédites de Joyce à Gillet écrites entre 1931 et 1936. C’est un bel ensemble qui méritait de retenir l’an dernier notre attention, notre attention à la fois de lecteur de Joyce, et de visiteur de Saint-Gérand-le-Puy, où Gillet était venu rendre visite à Joyce au cours de l’automne 1940. Cette actualité de juin 2009 n’est certainement pas engloutie dans l’abîme du passé, mais une nouvelle actualité vient en cette année 2010 pour justifier que nous consacrions une partie de notre  rencontre à la rencontre tout à fait improbable, il y a près de 80 ans, entre le critique très conservateur, très catholique, de la Revue des Deux Mondes, et  l’auteur d’Ulysse et de  Finnegans Wake. En effet, le mois dernier, en Mai, vient de paraître, aux éditions «Pocket » dans la collection  Agora une réédition de Stèle pour James Joyce que Louis Gillet avait publiée en 1941 aux éditions du Sagittaire, qui alors étaient repliées à Marseille.

 

            Ce volume, publié par Olivier Cariguel, reprend l’essentiel de  sa présentation de mai 2009,  publiée dans la Revue des Deux Mondes, et constitue donc une excellente occasion pour  lire ou relire les textes de Louis Gillet consacrés à Joyce.

 

            A cette actualité éditoriale s’ajoute un motif  certainement plus triste de nous intéresser à ces écrits joyciens.de Gillet. C’est la mort toute récente du dernier fils de Louis Gillet, Jérôme Gillet, grâce à qui justement les lettres de Joyce et les manuscrits de son père Louis Gillet, avaient pu, avec la bienveillante autorisation de Steven Joyce, (ça n’est pas rien !) être étudiés et publiés ces derniers temps.

 

            Alors notre enquête sur les rapports de Louis Gillet avec Joyce lui-même nous permet de distinguer en gros trois  moments, bien que cette distinction comporte, comme souvent en tel cas,  une part d’arbitraire. Ces trois moments sont incarnés dans trois écrits de Gillet, dont le premier prend appui sur Ulysse  et les deux suivants sur l’ensemble de l’œuvre de Joyce. C'est-à-dire sur Ulysse et en particulier sur Finnegans Wake.

 

            Le premier c’est l’article de la Revue des Deux Mondes  du 1er  Août 1925. Le second, un article de la même revue, du 15 août 1931, et le troisième un article de la même Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1941, et un livre,  Stèle pour James Joyce, qui reprend, avec des additions, tous les articles de Gillet.

 

            Le 1er Août 1925, paraît dans la Revue des Deux Mondes un article de Gillet intitulé : « Du côté de chez Joyce ». Le titre évidemment à cette date là était un clin d’œil à l’œuvre de Proust, décédé trois ans auparavant en 1922 – clin d’œil dont il faudra essayer de mesurer la portée -  et peut être l’aspect provocateur. Tout est paradoxal d’ailleurs dans la publication de cet  article  de 1925. Paradoxal, l’auteur, la revue et le sujet de l’article.

 

            L’auteur, Louis Gillet,  c’est un historien d’art, trop amateur pour s’être plié aux exigences d’une  carrière  universitaire, mais curieux de nouveautés, même s’il reste extrêmement  classique dans ses goûts, même si sa vie est celle d’un bourgeois éclairé, cultivé et  tout à fait traditionnel. Donc à première vue Louis Gillet semble être bien mal préparé pour apprécier Ulysse. Ulysse, si éloigné des canons artistiques, du milieu et de la culture de Louis Gillet.

 

             Paradoxale aussi, la présence de cet article dans la Revue des Deux Mondes en cette année 1925 encore. Louis Gillet  y assure des articles de critique d’art, et cela  grâce à son beau-père, René Doumic, académicien très conservateur, très traditionnel en littérature, comme d’ailleurs dans les autres domaines. Il est directeur de la Revue  depuis 1916 et il le sera jusqu’en 1937. Gillet devint le collaborateur de Doumic, son intermédiaire  pour découvrir et solliciter les collaborateurs de  la Revue. Gillet était là pour être à l’affut de sujets d’articles et cela dans  une grande orthodoxie, orthodoxie à la fois politique – c’est une revue de droite -, même si elle sait parfois être assez tolérante. Orthodoxie littéraire aussi, orthodoxie   religieuse aussi. Donc un classicisme traditionnel, aussi éloigné de l’esprit rigoureux  de la nrf de  l’époque que de la modernité artistique et  poétique de plein d’autres revues de ces années vingt. De plus la prudence qui marque la position politique de la revue caractérise aussi, comme je le disais à l’instant,  tout ce qui concerne de près ou de loin la philosophie  ou la religion. On pourrait dire que le mot d'ordre pour la philosophie ou la religion, c'est : "on en parlera pas" Le confortable et bourgeois consensus a permis à Doumic de  se présenter comme le gardien de cette revue qui, sinon, risquerait à ses yeux d’être ébranlée. 

 

            Alors, même s’il manifeste ici ou là, en 1925, quelques velléités  d’indépendance et d’ouverture, Louis Gillet est  contrôlé et corrigé par son terrible beau-père, et d’ailleurs Louis Gillet ne semble pas du tout  s’offusquer de cette surveillance pointilleuse. La curiosité artistique,  les lectures variées,    l’histoire de l’art, sa  passion pour l’art du Moyen Age, pour la peinture, surtout pour la peinture italienne  et pour l’Italie…Un éclectisme d’ ailleurs qui le porte à lire  et aussi à écrire des critiques sévères sur ces auteurs – maints auteurs, tels que Dostoïevski, Conrad,  Gorki, Tagore, Samuel Butler – Larbaud ne lui pardonnera jamais sa  critique de Butler- Gehrardt Hauptmann un grand romancier allemand, Papini, Wells, Péguy…Péguy qui d’ailleurs fut l’ami et le condisciple de Gillet à  la rue d’Ulm, les frères Tharaud, Emile Mâle, etc. Je passe sur tous ces auteurs que Gillet a connus personnellement et dont il peut parler  à l’occasion de façon toujours prudente, quelquefois critique dans la Revue des Deux Mondes. Donc un éclectisme bien tempéré, signe d’une absence de dogmatisme, mais aussi d’une absence de vraie compétence  dans aucun domaine particulier. Alors nous sommes loin des histoires de l’art que vont après lui illustrer les Emile Mâle, les Erwin Panofsky, qui écriront sur les mêmes domaines que Gillet avait abordés en ne faisant que les survoler, alors qu’eux    transformeront toute l’histoire de la critique d’art au XX° siècle. Ce que Gillet n’avait jamais fait dans ses nombreux livres sur l’histoire de l’art.

 

            Alors ces remarques préliminaires sont destinées à vous faire comprendre que Gillet n’était certainement pas le mieux placé pour parler d’Ulysse en 1925.  Alors de fait quand vous lisez l’article de Gillet sur Ulysse, il paraît à notre première lecture porter un jugement très sévère. Il est vrai que pour Doumic, qui avait été sollicité par la femme d’Henri de Régnier, et qui était désireux, malgré son conservatisme, de ne pas passer à côté d’un livre dont certains commençaient à parler, avait demandé à son gendre Gillet de trouver dans ce gros livre s’il n’y avait pas un petit extrait à publier dans la Revue des Deux Mondes. Faute de trouver cet extrait dans Ulysse, la revue a décidé d’écrire un article que donnera Gillet, à la grande irritation des familiers de Joyce, comme Larbaud qui n’aura jamais ni sympathie ni admiration pour Gillet, qu’il estimait n’être qu’un pontife, et qu’il surnommait, vous le savez, le « rasoir  Gillet » - de fait, nous constatons que l’article de Gillet adopte un ton volontairement désinvolte. Si, selon lui, les premiers écrits  de Joyce, comme il le dit ne « cassaient rien », Ulysse, écrit-il, est « un tank », « une montagne de papier »[1], qui nous laisse « ébahi », « livre démesuré » où « il ne se passe [2] rien », écrit-il encore. Bloom est un « lamentable personnage » [3] et le  livre même,  je cite encore,  « un énorme montage de coup », « une fumisterie pince sans rire »[4]. Si l’on en parle tant, écrit Gillet, c’est que l’écriture est « singulière », « obscure », qu’il écrit dans « une langue intraduisible ». [5] Nous sommes donc là aux antipodes de ce que l’art avait jusqu’ici inventé  pour explorer ou suggérer ce qu’il dissimule sous la surface des sensations. L’art, tel que le comprend Gillet, et tel que le comprennent les lecteurs et la direction  de la Revue des Deux Mondes, ce n’est pas cela, c’est l’opposé de ce qu’on pourrait trouver chez Joyce. Bon, je pourrais prendre là tout un florilège : artifices, rhétorique, folie, sarcasmes, je ne sais quoi d’inhumain… « L’auteur d’Ulysse se plaît à mystifier son monde, et c’est son droit », écrit Gillet, presqu’à la fin de son article. (p 54 voir aussi  p51).

 

            En tout cas, je ne peux que vous conseiller de  lire cet  article, où cependant sous le sarcasme  et  la sévérité se cache – et on le sent en le lisant – une véritable jubilation. Evidemment jubilation du jeu de massacre, mais aussi jubilation suscitée directement par la lecture d’Ulysse. Certes les amis de Joyce pouvaient être irrités de ce qui avait toute les  apparences d’un éreintement. Et pourtant si nous lisons dans une deuxième lecture cet article, nous découvrons bien des éléments intéressants, et peut-être même pouvons-nous dire que ce qu’écrit Gillet, c’est bien vu, même si le critique de la Revue des Deux Mondes ne peut pas aller jusqu’au bout de ce qui nous paraît être ses intuitions, s’il refuse lui-même d’aller jusqu’au bout de ce qu’il a découvert dans le livre. Soit il tourne en dérision ce que lui-même a eu l’intelligence de découvrir dans le livre, soit il compense ce qu’il a découvert et qu’il affirme par des critiques qui annulent ce qu’il a écrit, mais qu’il a écrit quand même ! Alors déjà, lorsque, après Thibaudet, Gillet part à l’exploration de ce que  Thibaudet nomme « l’île Joyce », [6] pays de  « l’étrange » et de la « rêverie celtique », « pays de la quête ». Ce sont ses mots Je crois que les choses ne sont pas si mal vues. Puis lorsqu’il conteste le nom de roman, pour, écrit-il, « la composition singulière » qu’est Ulysse, c’est déjà, me semble-t-il, à mi-mots, insérer le livre de Joyce, ipso facto, dans une histoire qui est alors en pleins bouleversements, dans une histoire en pleine actualité. Le livre de Joyce ne se contente plus d’être une sorte d’aérolithe venu de l’extérieur  et sans intérêt, mais une pièce capitale dans le débat littéraire de ces années 1925. En effet Proust est mort en 1922 et c’est justement en cette année 1925 que sont publiés les Faux Monnayeurs. Et donc ipso facto, écrire sur  le livre de Joyce en 1925, c’est mettre le livre de Joyce dans l’actualité la plus neuve. Et même s’il y rechigne c’est l’actualité la plus Intéressante pour un chroniqueur de revue- c’est ce dont on parle, ce qui à l’époque est important.

 

            Alors la tâche d’un chroniqueur n’est-elle pas – et Gillet prend cette tâche à cœur – n’est-elle pas de déceler et de rendre compte de ce qu’il y a de nouveau, de ce qu’il y a d’important dans l’actualité ? D’autant plus que Gillet souligne que le livre a déjà atteint  et suscité, outre Manche et outre Atlantique, écrit-il, « toute une littérature ». Donc de la curiosité à l’admiration, peut-être la voie est-elle ouverte, ou tout au moins l’admiration est peut-être derrière la curiosité. Ainsi, dire que le livre est « démesuré », le mot est à double sens. Certes, pour Gillet, pour bien des lecteurs de la Revue des Deux Mondes, c’est une critique. Mais ça peut aussi s’interpréter, pour des lecteurs qui viennent de lire Proust, et qui viennent de lire nombre de ces œuvres romanesques monumentales qui ont été publiées depuis la fin du XIX° siècle et dans le premier quart du XX°, comme la reconnaissance d’un caractère à la fois  exceptionnel et moderne. Démesuré est une critique, mais c’est aussi la  reconnaissance de       l’importance de l’œuvre, importance exceptionnelle, et une modernité non moins exceptionnelle de l’oeuvre.

 

            Puis  à ce moment Gillet insère l’œuvre – comme peut-être Joyce l’avait fait - dans la tradition littéraire  longue de l’Odyssée d’Homère, jusqu’à Télémaque à la recherche de son père.  Démesure donc, comme l’écrit Gillet à la fois dans la « description colossale » - ce sont les mots que Gillet emploie…alors je vais lire quelques lignes de Gillet, où la critique se transforme, et presque malgré Gillet lui-même, en un enthousiasme qui mime le style même du livre de Joyce :

             «  Je ne crois pas qu’un écrivain se soit jamais attaché à nous faire connaître

            plus intrépidement  un homme, corps et âme, tripes et boyaux, à vider : le fond

            du sac et à représenter  avec plus de détails et moins de réticences tout le mouvement

             intérieur, la matière physique et morale, le fonds de sensations, d’images,  d’appétits,

            de tendances, d’impuretés, de désirs, d’obsessions, de manies, de besoins,

            de velléités, de  pensées qui composent l’étoffe vivante, la physiologie et la psychologie

            d’un seul individu. . Cette description colossale occupe à elle seule un bon tiers de

l’ouvrage. Avez-vous vu ces ruches vitrées qui permettent d’apercevoir l’intérieur, le bouillonnement affairé, l’activité laborieuse des milliers de  noires ouvrières dans les cellules ? Imaginez le couvercle ôté de dessus le cerveau d’un homme et que nous puissions voir cette cervelle, ces entrailles qui fonctionnent et qui fument, vous aurez une idée de ce portrait de M. Bloom » (p42)

Critique peut-être, mais en même temps une sorte d’enthousiasme qui rend bien compte de l’impression que fait ce livre de Joyce. L’irritation des amis de Joyce ne tombe pas peut-être parfaitement juste. Car alors  Gillet place Joyce dans la longue histoire d’un roman, de ce qui aboutit – qui peut être décadence ou accomplissement selon la façon dont on le comprend –où aboutit le genre romanesque  après Henry James dont on parlait tout à l’heure, après Huysmans et après Proust.

 

            Alors cette œuvre jugée inclassable, jugée hors mesure, et posée comme une sorte de point d’arrivée et de point de destruction, montre qu’un genre littéraire s’est dissous pour ainsi dire dans le rien de la pensée d’un homme. Le rien de la pensée d’un homme, le rien de l’insignifiance d’une des journées d’un homme.

            Mais aussi, paradoxalement, c’est ce rien de l’insignifiance de la pensée d’un homme qui se meut en une œuvre totale. Et cela en une autre filiation  du genre romanesque qui remonte à Swift – ce que Gillet appelle bien – et il n’est pas déplacé quand on parle d’Ulysse – le « côté farce ».- ce sont les mots de Gillet, et qu’il définira en une critique au sens ambigu « un caractère d’âcreté, je ne sais quoi d’inhumain, un sarcasme, une dérision de tout qu’on n’avait pas revus depuis le temps de Rabelais » (54). Car selon le critique – et cela confirme notre impression que le livre d’Ulysse lu par Gillet – une sorte de point d’aboutissement au-delà duquel il ne peut plus rien y avoir dans le genre romanesque – « Joyce , écrit Gillet, pousse le système jusqu’au bout » (46) Alors la tradition du roman jusqu’à sa  destruction, la tradition rabelaisienne et swiftienne qui va  jusqu’à l’inhumain et aussi  dissolution de la psychologie traditionnelle du roman français, de Madame de La Fayette, de  Benjamin Constant et d’Eugène  Fromentin – et qui va jusqu’au grand auteur  encensé par la Revue des Deux Mondes, Paul Bourget, donc la dissolution de ce qu’on peut appeler  « l’intelligibilité ou  la pensée claire» - ce sont les mots de Gillet, sa dissolution, écrit Gillet, « dans le peuple confus du sentiment et de l’instinct » (45) dans « l’inarticulé, le trouble, le crépusculaire » – ce qui est une  rupture à la logique – montre bien que Gillet peut-être a mis le doigt sur l’importance du livre d’Ulysse

  D’où ce que Gillet souligne encore dans Ulysse : - je cite encore :

« Une matière fluide, flottante, insaisissable, cette poudre, ce chaos de sentiments, de réminiscences  ou de débris d’images qui composent la pensée à l’état naturel, la pensée « se faisant » au lieu de la pensée « faite ». (46)

 

            Il faudrait peu de choses, je   crois, juste un changement d’accent, un changement de ton dans notre lecture pour transformer ce réquisitoire en apologie. Et faire de ces reproches un éloge, et sans doute  les uns et les autres pertinents.

            Alors les comparaisons, les mises en regard que le critique de la Revue des Deux Mondes opère entre Ulysse et la réalité artistique de son temps sonnent ainsi comme des dénonciations, c’est évident, mais  se retournent, pour nous lecteurs de 2010, en éloges et en lucidité. Lorsqu’il parle de «  portraits cubistes », (49) lorsqu’il parle de l’évocation du « perpétuel devenir » où il est difficile de ne pas lire  des allusions à Bergson, un auteur qui n’est pas en odeur de sainteté pour les penseurs de la Revue des Deux Mondes. Nous pourrions multiplier ces exemples de ce qu’on pourrait appeler le critique lucide malgré lui ;Gillet a beau crier   et ponctuer de points d’exclamation (il y a beaucoup de points d’exclamation dans l’article)… : «  le système est faux ! », tout cela n’est pas vrai, il y a une unité dans la vie , l’art n’est pas « invertébré », on peut « grouper » ses forces, Joyce a une « rage d’analyse » (50) « Monsieur Joyce met tout sur le même plan, écrit-il : il prête à son idiot de Bloom sa propre vision, sa manie  d’analyse, son outillage psychologique, ses pinces, ses microscopes et tire pêle-mêle à la lumière les infusoires, les avortons,  les larves, tous les infiniment petits dont se compose le madrépore de la conscience. » (50)

            Et Gillet d’évoquer alors ce qu’il appelle « le style Dada »  - Gillet parle de « pleine folie », de « ballet fantastique »(53) – et il résume en une phrase qui se veut une condamnation définitive, mais qui résonne comme une involontaire définition de l’œuvre :

« Conscience, subconscience, psychanalyse, freudisme. « Moi », « Non moi », ouverture des « portes de l’avenir », que d’affaires » (55)

Que d’affaires en effet que Gillet s’est montré capable de découvrir dans le livre de Joyce et de souligner dans son article.

           Alors c’est sans doute parce qu’Ulysse ouvre les portes de l’avenir que le critique de la Revue des Deux Mondes, qui a bien senti l’enjeu qu’il y avait, ne pouvait ni faire le silence sur le livre ni faire l’éloge du livre – ou en tout cas ne pas encore en faire l’éloge.

 

 

            Et c’est  ici que nous passons à notre deuxième étape. Cet article de 1925 n’est pas là, bien loin de là, le dernier mot de Louis Gillet sur Joyce. Bien des choses ont amené le critique à revenir sur ses jugements de 1925... En tout cas à donner peu à peu à ses intuitions toute leur portée, à dégager ce qu’il y avait de positif dans ses négations. .

 

            ll y a certainement, je  crois, des causes extérieures. Il ya aussi des démarches personnelles. Surtout  la rencontre avec Joyce lui-même. L’homme Joyce en 1931. Joyce qui, peut-être plus qu’un certain  nombre de ses amis, avait su deviner, sous les sarcasmes, un intérêt refoulé. Comme d’ailleurs l’avaient  fait Sylvia Beach, Adrienne Monnier et Jean Prévost. Surtout le fait que Lucia Joyce fit la connaissance d’une des filles de louis Gillet. Il y avait donc des rencontres familiales et personnelles qui  sont intervenues entre 1925 et l’article de 1931.

 

            Alors l’évolution de Gillet lui-même est sans doute entre 1925 et 1931 une certaine liberté prise dans la Revue des Deux Mondes avec l’âge de Gillet et sa notoriété - sous peu il rentrera à l’Académie.- lui permit de porter à l’expression ce que l’étrange article de 1925 refoulait encore.

            Cela pourrait apparaître comme une conversion.  Mais je crois que nous avons là plus qu’une conversion : le déploiement de virtualités latentes.  En effet la curiosité de Gillet pour la chose littéraire, l’absence même de dogmatisme artistique et l ‘absence de souci théorique – on pourrait presque dire  aussi l’amateurisme de Gillet – qui étaient  sûrement des faiblesses lorsqu’il s’agissait de  juger une œuvre – pouvaient se muer en un avantage. Une commune connaissance admirative pour l’Italie, une commune culture catholique, même si les conséquences étaient très différentes – tout cela explique, je crois, avec une sympathie réciproque et personnelle, le changement qu’on repère dans la  critique de Gillet sur les œuvres de Joyce, et qu’il exprime dans l’article du 15 août 1931, explicitement sur Work in Progress, article écrit dans la Revue des Deux Mondes, même si le beau-père Doumic, toujours  directeur de la Revue, avait veillé au grain et inséré, comme contrepoids à l’article trop enthousiaste de son gendre, un texte sur Paul Bourget qui venait d’être nommé Grand Officier de la Légion d’Honneur.

 

            Six ans après l’article de 1925, le ton de l’article de 1931 est tout différent. Non pas seulement parce que ce que Gillet appelle « le nouveau roman » de Joyce « tourne le dos, écrit-il, à Ulysse ». Dès la première page, le fragment Anna Livia Plurabelle est déclaré « classique », et le critique souligne, peut-être avec pertinence – sans doute il aurait pu le faire dès 1925 que, je cite :

 « Le principe central de son œuvre, comme celle de Proust, est bâtie sur une vue métaphysique de la durée, mais  la ressemblance s’arrête là. Le temps de  Proust est la durée bergsonienne, celui de M. Joyce est le temps absolu,  intemporel, monumental  de l’illustre Giambattista Vico. »  (58)

 

            Proust, Vico, Shakespeare, bientôt Rabelais sont les noms qui viennent sous la plume de Gillet pour évoquer le rapport de  Joyce  au temps de l’histoire. Et c’est aussi  Homère, dont le héros Ulysse ne fait qu’un immense périple que pour revenir à son île de départ, qu’il n’ a peut-être  jamais quittée comme Joyce « oiseau migrateur, écrit-il , le fait avec Dublin qu’il a toujours quittée sans jamais la quitter »

 

            Le critique peut alors saluer « le génie de  Joyce pour fabriquer  des cosmos ». Des mondes, mais peut-être pas, écrit-il, des « sujets » d’un livre. Finnegans Wake, tout au moins Work in Progress, à cette date, n’a alors ni nom, ni sujet.  Les « thèmes », écrit-il, s’y « engendrent » mutuellement, constituant « une légende, une sorte d’histoire extra temporelle » (61). J’aimerais prendre ce mot légende en son sens propre. Une légende, c’est ce qu’on doit lire, ce qui se lit. Une légende n’est pas une histoire inscrite dans le temps, mais qui construit, à partir de toutes les histoires du monde, une histoire qui récapitule « toutes  les histoires » racontées et lues par les hommes. C’est ce  qui se raconte et qui se  lit. C’est la  Genèse, c’est Homère, etc.

 

            Alors que l’article de 25 s’interrogeait, à partir d’Ulysse,  sur la déconstruction qui, nous le disions tout à l’heure, était en même temps un aboutissement, du genre romanesque, Gillet, en 31,  souligne la nouvelle entreprise de Joyce qui, écrit-il, « n’a rien de commun avec  ce qu’on appelle un roman ». (62)

 

            Alors le critique vise bien ce qu’on reconnaît aujourd’hui dans  ces années, la « crise du roman », avec, nous le voyons en 1925, Les faux monnayeurs, suivi en 1926 par le Journal des   faux monnayeurs. Joyce dans son évolution même est témoin et acteur de l’impossibilité d’écrire un roman dans le monde du XX siècle. D’où une avancée qui est en même temps un retour vers les œuvre qu’on peut appeler, non pas romanesques, mais « cosmiques » (59), Dante, Milton, mais dont le cosmos peut être réduit au microcosme,  iI n’y a plus de personnages, il n’y a plus de « héros ». Des héros qui animaient encore Ulysse si on peut employer ce terme, sinon en son sens antique. Les personnages, qui sont des pièces essentielles du roman traditionnel, et pas seulement d’ailleurs du roman psychologique français. Les personnages, écrit-il, se « décomposent », perdent leur être de composition, pour revêtir « l’être de Monsieur tout le Monde » (63) – et je crois qu’il faut prendre l’expression à la lettre : Monsieur tout le monde, et nous retrouvons ici cette littérature du cosmos qui succède à la littérature du roman.

 

            Là,  Gillet ne pouvait faire la comparaison avec une œuvre qui était toute contemporaine à cette époque, et qui me vient immédiatement à l’esprit, et qui témoigne elle aussi de cette « dé-composition », si l’on peut dire, à la  fois du roman et du temps  romanesque : L’homme sans qualités de  Musil., dont le tome I vient de paraître en 1930 – le tome II paraitra en 33, le tome III inachevé bien plus tard – et qui ne sera traduit en français que dans les années 50 – Evidemment Gillet ne peut pas le connaître – mais  nous avons là – de façon tout à fait contemporaine, un autre exemple de cette décomposition du roman traditionnel après Proust et Gide.

 

            Ce qui est intéressant chez Gillet, dans cet article, c’est qu’il met en rapport  avec une perspicacité que personne  n’aurait soupçonnée chez le gendre de Doumic  - ce qu’il appelle la « décomposition » de l’œuvre  littéraire, c'est-à-dire l’exact contraire du classicisme bourgeois de la Revue des Deux Mondes dont le grand héros est Paul Bourget qui se survit à lui-même sous les décorations et la gloire. Et également la disparition de la psychologie et ce qui est caractérisé maintenant par « l’émiettement du Moi ». Chaque personne, écrit Gillet, « est  une collection de personnes différentes » et chaque personne a perdu – c’est son mot – « toute consistance.. »

 

            Alors à cette décomposition du moi, « l’excentricité » (c’est encore son mot) du langage donne encore une expression, tout en  en constituant, je crois, une des origines et un des moteurs de cette décomposition du moi. »  -  Le bouleversement, écrit-il, de la « matière du discours », son altération, est à la fois la cause et elle reflète la décomposition, le bouleversement et  l’ « altération » du moi.

 

            D’où l’importance du jeu de mots dans cette œuvre.  D’où l’importance de la « déformation », de l’invention verbale. Gillet cite alors d’Aubigné, la littérature macaronique (66 –sur la littérature macaronique cf. ; note3, p66), Swift, le Balzac des Contes drolatiques, Rabelais, etc. Non seulement pour retrouver une sorte de généalogie de ce nouveau genre littéraire que semble être Work in Progress, mais peut-être aussi pour apprivoiser les lecteurs de  la Revue des Deux Mondes ou pour faire passer son article aux yeux de son beau-père. Mais pour souligner que Joyce fait encore un pas de plus, un pas plus compliqué, plus problématique, au sens où il suscite des problèmes à chaque mot.

 

            Joyce alors est défini aux yeux de Gillet comme poète. (69). Poète, au sens étymologique du mot, c’est celui  qui fait (Poïen) qui, écrit-il, « donne vie à des êtres », il crée, comme nous l’avions dit, des légendes, des legenda, c’est à dire ce qui se lit, ce qui fait lire, ce qui doit se lire.

 

            « Lire ». Gillet donne des exemples de lecture. Il compare alors au texte de Dante (cf. 62 et surtout p 70). Il montre comment  chez Joyce un empilement de « sens superposés » doivent être découverts, pelés comme « autant qu’il y a de tuniques à un oignon » (70) Comme le critique le suggère, mais comme le lecteur averti le devine,  cette superposition des sens, les sens traditionnels, les sens  de l’écriture, sens littéral, sens allégorique, etc. n’est pas sans faire penser à la traditionnelle  composition des sens que l’exégèse biblique ne cesse de travailler ou de dégager.  Gillet propose donc un mode de lecture exégétique de Work in Progress qui met pour ainsi dire, évidemment en filigrane le livre de Joyce sur le même plan que ces livres que l’on ne cesse de peler comme les pelures d’un oignon, c'est-à-dire Homère, la Bible, Dante..

 

            Le livre de Joyce, alors, plus encore que celui de Dante, apparaît comme une Bible, comme to biblion. Le Livre qui ne cesse de se construire – de se construire par l’acte même de sa lecture. Et cela avec lucidité. Il faut lire. En l’exposant peut-être moins clairement que j’essaie de le faire ici, Gillet le suggère.

 

            Et il y avait, je le crois, quelque audace à le faire. Le beau-père directeur de la Revue, Doumic, devait certainement, en lisant cet article, - car il lisait tous les articles avant publication -  sentir vaciller ses évidences littéraires et idéologiques. Et c’est pourquoi il n’est pas trop de faire donner le grand modèle Bourget dans le même numéro en contrepoids.

            L’article de Gillet, donc, en 1931, se termine sur l’ « étonnement ». Etonnement admiratif du critique, qui ne craint pas de dire de tel passage de Work in Progress : « voilà les  plus  exquises cadences  qui aient  charmé l’oreille depuis la prose de Shakespeare »(72)

 

            Troisième étape sur laquelle je serai très rapide.  Des dix années suivantes, il y aura beaucoup moins à dire. Non pas que l’intérêt de Gillet pour Joyce ait faibli, bien au  contraire.  Mais le critique est devenu un familier. Le critique fréquente Joyce, sa famille ; il correspond avec Joyce   (cf. dans le fascicule les lettres qu’ils ont échangées.) Et en décembre 1940, il publie un article qui récapitule les grands thèmes lancés dans l’article de 1931. Mais qui va aussi plus loin : il présente, toujours dans l’article de 1940, un article qui est une réflexion sur le temps, sur la destinée. La conviction, qu’il serait certainement abusif d’appeler freudienne, si à notre grande surprise Gillet n’établissait pas une coprésence dans le psychisme humain de toutes  les étapes parcourues par l’humanité, et s’il ne rapprochait pas cette présence  active du mythe chrétien du péché originel :

« Il y a partout les mêmes lois, la même évolution fatale, qui ressemble à celle qui  commande la destinée des êtres humains. M. Joyce est imbu de cette vérité : il la résume dans son héros. Comme l’enfant  dans le sein de sa mère passe par tous  les stades de la vie animale, ainsi Earwicker, dans son sommeil, traverse les étapes

diverses de la vie de l’humanité, on retrouve en chacun de nous la mentalité du primitif, ses épouvantes et ses terreurs, la boue du marécage natal, cet amas d’appétits  refoulés par l’éducation, que délie la psychanalyse et qui constitue sans doute ce que la théologie appelle le péché originel. « (p 79)

Plus loin Gillet, qui est devenu académicien toujours  bien pensant, ira jusqu’à comparer la poésie moderne   qui recueille, écrit-il, les mouvements de l’inconscient, à ce qu’il appelle la thérapeutique freudienne :

                        « Cette méthode de délier les âmes, de relâcher les gênes du social et du

                        respect humain, de débrider  les plaies par la suppuration de l’hypnose, est

                        devenu le principe de  la thérapeutique freudienne. Beaucoup de choses, dans

                        la psychologie et l’esthétique modernes, s’expliquent par cette technique de

                        l’infra-rationnel. Nous avons retrouvé la clef des songes. » (p 83)

 

            A cette date donc, dans l’article de décembre 1940, l’ultime, Gillet est déjà venu  ici, à Saint-Gérand, à l’automne, rendre visite à Joyce. Et il évoquera cette  visite en 1941, juste après la mort de Joyce, dans des articles repris dans le livre Stèle pour James Joyce, publié, comme je le disais, la même année 1941, à Marseille. C’est le livre qui est aujourd’hui réédité et que  je vous conseille de lire.

 

            C’est dans ces ultimes réflexions de Gillet sur Joyce le signe certainement d’une découverte précautionneuse qui s’est transformée en admiration, transformée en reconnaissance. Les articles

nécrologiques qu’écrit Gillet  se placent plus sur le registre de  l’émotion que sur celui de la réflexion

littéraire ou philosophique.  J’en lis quelques lignes. Evidemment ça s’impose ici ;

 

« La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans un village du Centre, mi-berrichon, mi-bourbonnais, appelé Saint Gérand le Puy. Comment il avait échoué là, ce serait toute une histoire. Jamais le charmant auteur d’Ondine ni celui du Grand Meaulnes n’ont rêvé rien de plus étrange que la  présence de cette créature aérienne au milieu d’un village de France : c’était Trilby, c’était Puck captif dans une étable, parmi des vachers et des porcherons. Ces bonnes gens, pleins de délicatesse, ne se doutaient guère de la qualité de l’hôte extraordinaire qu’ils avaient parmi eux : un prince de l’esprit, un artiste d’une  gloire mondiale, un homme dont les livres  étaient célèbres de Moscou à New York et de Berlin à Tokyo, et qui, le jour de ses cinquante  ans, parmi des monceaux de télégrammes, en recevait un de Prague, adressé « au premier des poètes vivants.

 Je le trouvai agité ce jour-là d’une angoisse mortelle. Il brûlait de s’envoler ailleurs, il ne pouvait tenir en place. Pendant le repas, il ne put s’asseoir, ne fit que tourner autour de la table et ne s’arrêta qu’à la longue, épuisé de tourment, pour prendre une gorgée de vin. Il rêvait de partir en Suisse, où il avait,  pendant l’autre guerre, passé quelques années heureuses. Il  croyait y retrouver sa jeunesse, s’irritait des lenteurs et des formalités. Il était irlandais, mais sujet britannique. La Suisse exigeait pour le recevoir une caution de cent mille francs (cent  mille francs or il va sans dire). Il se débattait comme un sylphe, une abeille furieuse  engluée par le crêpe de ses ailes. On eût dit qu’il avait reçu un ordre, une sommation de sa destinée qui lui commandait de partir ; i l lui tardait de voler au rendez vous de ses belles années, dans le  pays où  jadis s’était épanoui  son génie.  Une fois là se disait-il, c’était le repos, la délivrance.

Ce qu’il prenait pour un appel du bonheur, c’était le coup d’aile de l’au-delà, le frisson, l’inquiétude de la mort. Elle lui faisait de là-bas un signe  énigmatique, l’invitait au dernier voyage, le seul  que  l’on puisse faire aujourd’hui sans passeport. » (p 93-94)

 

            Ici à Saint-Gérand,  je préfère m’arrêter sur ces lignes, en ne faisant que signaler le long et  ultime article, daté de 1941, publié en 1942  dans la revue  Les lettres françaises de Buenos-Aires.

 

            En le lisant dans Stèle pour James Joyce,  nous  y retrouvons l’écho des rencontres, des  conversations, un Joyce intime.

 

Alors faudrait-il intituler cet itinéraire que j’ai très rapidement présenté : Histoire d’une conversion ? En tout cas, ce livre nous permet de découvrir un Louis Gillet qui ne correspond pas exactement au pontife  barbu qui suscitait l’ironie de Valery Larbaud.  

 

 



[1] « Ulysse est un de ces mastodontes qui entrent dans la gloire comme un tank : jamais aucun auteur n’avait jeté à la tête du public une si grosse montagne de papier ». (Stèle pour James Joyce, p 38)

[2] cf. pp 38 39 op.cit.

[3] pp 41 sq

[4] p 45

[5] p 45

[6] p39

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