Discussion
Précisions et commentaires de Gérard Colonna d’Istria
Question dans le public :
« Dans la correspondance de Larbaud avec Jacques Rivière (avant la conférence) Larbaud essaie de convaincre Rivière que Joyce est le plus grand écrivain. Rivière répond : je ne suis pas vraiment emballé. Comment est-il possible d’après vous que la NRF le publie malgré tout ? »
G. Colonna d’Istria. :
Il y a une affaire Gidienne là-dessous. Oui parce que Gide était assez réticent à la publication. Il a quand même participé à la souscription. Il a souscrit pour la publication mais il avait un certain nombre de réserves et Larbaud, incontestablement, s’est heurté pour la publication d’Ulysse à une résistance des lecteurs, des critiques français et en particulier à celle-là.
Et je crois que l’effort qu’il fournit dans son article de la NRF c’est un effort remarquable sur le plan pédagogique parce qu’il se donne un lecteur ordinaire et il dit : celui-là, le livre lui tombe des mains et puis un lecteur lettré mais ce lecteur lettré, il le conduit, chemin faisant, à travers tout un périple dans lequel il faut découvrir les strates successives qui permettent une lecture qui se complique de plus en plus, d’Ulysse.
Et c’est très remarquable parce qu’il commence par dire : le lecteur lettré « il est comme les copains, il tombe au milieu d’une conversation qui lui paraît complètement incohérente, avec des personnages qu’on ne distingue pas, dans un lieu qui n’est pas nommé, qui n’est pas décrit – il le sera progressivement -. Le livre a pour titre Ulysse et on ne voit pas un rapport tout de suite avec les personnages au début du chapitre et puis progressivement ce lecteur lettré commence à y voir plus clair, il découvre qu’il est à Dublin il reconnaît qu’il suit un Stephen Dedalus, il a peut être lu Le portrait. Stephen Dedalus revient de Paris, donc il commence à décaper ou à découvrir un certain cheminement et il y a trois premiers chapitres qui constituent un cheminement où on suit Stephen.
Michel Brissaud. : Ce sont les chapitres de sas pour préparer le lecteur.
G. Colonna d’Istria. :
Voilà on rentre par l’intermédiaire de Stephen.
Et puis, alors, il y a ce chapitre IV, brutalement, on revient en arrière et au même moment le roman redémarre à 8 h cette fois. C’est Léopold Bloom qui commence sa journée et l’entrée en scène de Bloom c’est quelque chose qui surprend le lecteur car on a l’impression qu’on recommence le temps.
Il y a une espèce de simultanéité des temps qui se met en place et cela veut dire que le lecteur devient un peu comme un virtuose qui a oublié d’exécuter une partition musicale. Il est renvoyé dans un monde dans lequel il a à rentrer, dans une œuvre qui est ouverte mais, qui implique de lui une participation mais cette participation, elle n’est pas évidente au premier abord puisqu’il a été brusqué de cette manière là.
Et puis Larbaud avance, il dit, mais il y a tout un parcours, qui se dessine comme ça pour le lecteur, à partir de là on va suivre Bloom. Alors, il est d’abord avec sa femme Molly qui est mal réveillée. Il est dans la cuisine, il est dans l’antichambre, il va au cabinet - on le suit vraiment dans tous les détails de ces opérations- où il se soulage en lisant des projets littéraires. On l’accompagne ensuite chez le boucher où il achète des rognons pour son petit déjeuner et il rencontre une jeune femme qu’il décrit avec les appétits du petit déjeuner ça lui fait l’occasion de fantasmer sur les hanches de la servante. Et puis, le parcours continue, il est dans la rue, il envisage de prendre un bain, ensuite il a un enterrement, il rentre dans une salle de rédaction d’un journal, il déjeune dans un restaurant, il passe dans la bibliothèque publique, il va à un bar, dans un hôtel où on donne un concert, il se dirige vers une plage et puis ensuite vers une maternité où il va prendre des nouvelles d’une de ses amies et puis il finit dans le quartier des bordels où il reste un bon moment, c’est l’épisode le plus long : Circé et où il rencontre Stephen Dedalus et puis, finalement, les deux dernières heures de la journée, il les passe avec Stephen. Le dernier épisode c’est un long monologue intérieur de sa femme qu’il a réveillée avant de se coucher.
Et alors, le lecteur lettré fait ce parcours et Larbaud prend bien soin de mettre en évidence que dans ce parcours, il est quand même déconcerté, il est comme le lecteur ordinaire. Il est plusieurs fois dérouté parce qu’il y a un tas de choses, des incidents, des personnages, des conversations qui viennent s’adjoindre là dedans à ce qu’il a cru comprendre, il a l’impression d’être installé dans l’intimité de personnages et puis parfois, il s’en détache.
En même temps, il a le sentiment qu’il est inscrit dans le quotidien le plus radical mais en même temps ce quotidien est comme transfiguré parce qu’on fait tenir une journée, le monde entier dans une coquille de noix de la journée que l’on est en train de vivre. Et puis, on bâtit, on franchit une strate supplémentaire et il y a déjà un premier parcours qui est dessiné comme cela, de lecture.
Et je trouve que pédagogiquement, c’est très habile de sa part parce qu’il fournit un chemin ou une grille de lecture pour les lecteurs que nous sommes tous. Et puis, alors ensuite, il complique un peu plus. Il dit : le lecteur lettré c’est un lecteur qui veut bien suivre le parcours, qui a bien fait l’effort. Mais il analyse, aussi, le lecteur lettré ; il découvre que chaque épisode a un style particulier, il est écrit d’une certaine manière, que les conversations sont faites d’hommes qui ne sont plus des personnages que l’on trouvait dans les Dublinois et qu’il y a de véritables essais philosophiques, des théories esthétiques affleurent, des conceptions de l’histoire, etc. Donc que tous ces morceaux lui donnent l’impression que ce n’est pas arbitrairement disposé dans le texte comme cela. Donc, il y a dix-huit épisodes qui sont comme des parties, qui ne sont pas isolées, qui en même temps renvoient à une trame qui pourrait être une trame unitaire , d’où l’idée qu’il va chercher une clé.
On pourrait s’amuser à réfléchir sur les clés, moi j’avais été frappé dans Ulysse par le fait que dans tous les épisodes, on franchit des portes, on ouvrait des portes et il faut toujours la clé. Quand on rentre dans Eole, par exemple, dont tu parlais tout à l’heure, on franchit une porte, il faut la clé pour pouvoir y entrer et là, probablement Joyce s’amuse à faire comprendre au lecteur qu’il n’y a pas de passe partout pour la lecture, il faudra à chaque fois qu’il reprenne, qu’il essaie de chercher ou de programmer quelque chose qui soit compatible avec une demande inventive. On demande au lecteur de devenir inventif et intelligent. Alors, où est la clé ?
Et à nouveau, on franchit une strate, l’article de Larbaud est très pédagogique ; Et je trouve en même temps que ce n’est pas seulement pédagogique, il a formulé finalement toutes les questions que les critiques vont se poser ensuite et qu’ils vont tenter d’approfondir.
Alors où est la clé ? La réponse de Larbaud est admirable : il dit « La clé est sur la porte ! » Elle est sur le titre du livre : c’est Ulysse, c’est le rapport à l’Odyssée oui mais alors, quel rapport ? C’est là que Michel a expliqué très bien comment Larbaud construit son interprétation. Il dit « Le rapport à l’Odyssée » si vous prenez le lecteur non lettré, il dit, bon L’Odyssée – qu’est-ce que j’en sais ? C’est une espèce de grosse machine sensationnelle, mais j’ai oublié, moi je ne connais pas les tenants et les aboutissants alors c’est une parodie, bon, bien, on en reste là.
Quant au lecteur lettré, il dit : quel est le souvenir que j’ai du grec ? S’il a quelques souvenirs, il a le souvenir de quelque chose qui lui paraît ennuyeux, qu’il a subi dans les dissertations qu’il avait à faire dans le secondaire et donc cette admirable machine, il va la laisser dans la tradition d’ancienneté comme une statue qu’il ne voudra surtout pas décaper.
Tandis que Joyce fait exactement le contraire, il se saisit du mythe et l’inscrit dans le travail quotidien de Bloom et à partir de ce moment-là, il y a une espèce de structure biplan – c’est comme cela, je crois qu’Eliot l’avait caractérisée - dans laquelle on est constamment invité à travailler entre le mythe et peut être sa dimension intemporelle et puis sa dimension bien incarnée par Bloom avec des va-et-vient qui sont permanents.
Ayant posé ça, alors, il peut revenir, il revient, c’est une nouvelle strate, il revient sur le plan originel qu’il avait trouvé dans sa première lecture et il le complique en montrant que tous ces épisodes sont des panneaux qui s’emboîtent les uns dans les autres et qu’à l’intérieur de chaque panneau, il y a un travail extraordinaire d’interprétation, de lecture et d’inventivité offerte au lecteur, auquel il faut qu’il se rende à son tour.
Il conclue, je crois, si je me souviens bien par l’anecdote où il explique que Joyce travaillait avec de petits bouts de papier, il marquait avec des traits de couleur les expressions qu’il avait déjà réutilisées dans tel ou tel épisode pour inscrire la simultanéité du temps et qu’il réutilisait comme cela pour qu’il y ait une précision dans la construction.
Donc chacun de ces panneaux concourt à la symphonie que constitue l’ensemble de Ulysse. Le lecteur, on lui demande au fond non pas seulement d’être un auditeur de musique mais je crois quelqu’un qui serait un peu éxécutant de la symphonie. Il est invité à participer d’une certaine manière et à devenir, lui-même inventif. Si l’œuvre est ouverte, on ne peut pas clore le jeu des interprétations.
Et il y a deux choses, je crois à la fin de l’article, je ne sais plus si tu en as parlé, c’est la question des obscénités, de la condamnation aux Etats-Unis dans laquelle il dit, on ne l’a pas condamné pour littérature licencieuse mais il faut bien dire carrément c’est obscène et qu’est-ce que c’est cette obscénité ? Si on réfléchit ce n’est pas autre chose que la mise en évidence du fait que l’homme complet c’est aussi un homme qui doit assumer son corps et qu’on doit aussi le montrer à ce niveau-là.
Et puis l’autre chose, c’est l’antisémitisme, je crois. Il dit : bien évidemment on a fait de Bloom un juif mais c’est pas par antisémitisme que Joyce l’a conçu de cette manière.
Si on lit donc attentivement le texte de Larbaud, on est frappé par la précision avec laquelle il fait avancer son lecteur en levant progressivement toutes les suggestions qu’il pourrait faire, la première objection étant : « Le bouquin me tombe des mains ».
Michel Brissaud. :
Quand on songe (en repensant aux couleurs) à sa rigidité et à la discipline à laquelle l’auteur s’est soumis, on se demande comment a pu sortir de ce formidable travail d’agencement, une œuvre aussi vivante, aussi émouvante, aussi humaine.
G. Colonna d’Istria. :
Oui d’ailleurs il y a un terme que Joyce aime, que Larbaud reprend : il dit, finalement le narrateur d’Ulysse a alterné son mouvement avec le monologue intérieur, très souvent, « c’est un arrangeur » c'est-à-dire quelqu’un qui réussit à emboîter toutes les séquences les unes dans les autres, de telle manière qu’elles aient une espèce d’unité musicale. Et alors, cela depuis le moindre petit passage jusqu’à l’amplitude de l’œuvre toute entière.
Annie Tardits
- A propos de la question sur la NRF, il est important de rappeler que la 1ère édition d’Ulysse et au moins les deux suivantes n’ont pas été faites à la NRF.
- Je parlais de l’Article de Larbaud et je suis même étonné qu’ils l’aient publié alors que Rivière n’était pas enthousiaste.
G. Colonna d’Istria. :
Non mais là, il y a eu un problème stratégique : Larbaud s’est mis d’accord au fond avec Sylvia Beach et avec Joyce, il y avait une grande difficulté pour les lecteurs français, c’est que le texte d’Ulysse était publié en anglais par les soins de Sylvia Beach mais il n’y avait aucune traduction française et le coup de génie de Larbaud c’est d’avoir compris qu’il fallait tout de suite faire les traductions et présenter l’œuvre.
Ils se sont mis à traduire des morceaux : Léon Paul Fargue, Benoist-Méchin également et ça a donné cette 1ère conférence de 1921 où on a présenté l’œuvre d’Ulysse parce qu’il y avait cette chose extraordinaire, Joyce avait connu dans un tout petit cénacle d’initiés, et là, il passait vraiment pour un génie créateur. Mais le grand public l’ignorait complètement et d’une certaine manière continue peut-être à l’ignorer…
Donc il fallait lever cette lourde hypothèque Et il y a quelqu’un qui a beaucoup participé, qu’il l’a beaucoup aidé, outre Sylvia Beach et Valery Larbaud, il y a Adrienne Monnier qui a concocté « l’accessible » pour que l’œuvre soit connue.
Dans le public : rappel du jugement de 1933 à New York qui a autorisé la publication.
Michel Brissaud. :
Oui, cela a été la nouvelle décision qui a été prise et qui repermettait la publication.
En 1921, C’est la société pour la suppression du vice qui porte plainte par rapport aux publications, dans la « Little Review » (elles ont eu lieu de mars 1918 à Décembre 1920). Donc il n’y a pas de possibilité de publication aux Etats-Unis et malgré le jugement de 1933 rendu par le juge Woolsey, ce n’est qu’en 1934 qu’est sortie la première édition par Random House à New York. Le 2 février 1922 Sylvia Beach (Shakespeare & Co), publie Ulysses, Adrienne Monnier publie l’édition française chez Darantière de Dijon en 1929. Durant cette période, de nombreux exemplaires ont été saisis par les douanes britanniques sauf quelques uns.
G. Colonna d’Istria. :
Une édition anglaise circulait sous le manteau. En 21, Ellmann raconte dans sa biographie de Joyce : il y a une société des amis qui luttaient contre le vice, qui porte plainte contre les revues puisqu’à ce moment-là Ulysse n’est pas publié dans son intégralité, des épisodes seulement, et c’est au 3ème ou 4ème qu’il est attaqué, alors la plainte passe devant le tribunal et dans un premier temps, celui qui est l’avocat pense qu’il va gagner, enlever le morceau parce que le procureur dit qu’il y a un morceau qui lui paraît pornographique et il est pris comme d’apoplexie. A ce moment l’ Avocat de Joyce dit mais vous voyez bien que ce n’est pas comme ça qu’on demande de le lire, ça fait rigoler toute la salle et ils se disent on va avoir finalement une autorisation et c’est le contraire qui a lieu, ils sont condamnés.
Alors, à partir du moment ou la condamnation est prononcée par les Etats-Unis, il n’y a plus aucun droit d’auteur donné à Joyce et le bouquin circule sous le manteau. Alors, il y a toute une série d’anecdotes , il y a des types qui l’enveloppent dans des journaux et qui envoient ça en paquets pour que ça puisse circuler mais il y a des saisies qui ont lieu. En Grande Bretagne, Harriet Weaver, qui est celle qui s’occupe au plus près de l’œuvre de Joyce, a toutes les difficultés du monde pour arriver à envisager une édition qui sera publiée plus tard. C’est vraiment Sylvia Beach qui a publié la première le texte. Je crois qu’on doit quand même à Larbaud d’avoir été un participant actif à la publication.
Il y avait une autre chose que je voulais dire parce que je crois qu’elle est importante pour comprendre la difficulté de la lecture de Joyce, c’est le rapport au langage.
Alors on va dire cela d’une manière banale et un peu sommaire mais on peut essayer au moins d’approcher un peu la difficulté.
Dans un roman traditionnel, c’est un coin de nature vu par un tempérament comme dirait zola. L’écrivain écrit avec un moyen qu’il a à sa disposition, un instrument qui est le langage. Mais l’instrument est à sa disposition et ne l’interroge pas. Alors, c’est comme dans la théorie de la Relativité, on peut faire cette comparaison, elle a été faite plusieurs fois par des critiques. Dans la physique classique, l’observateur est extérieur à l’observation ou plutôt s’il n’est pas extérieur, c’est parce qu’il a des sens qui peuvent rendre l’observation difficile. En gros, la physique classique pose un observateur qui est à distance de l’observation. Dans la théorie de la Relativité, l’observateur est inscrit dans le cône de l’observation, il est pris dedans, il devient un paramètre des lois de la relativité qu’on met en évidence. Chez Joyce, cela fonctionne exactement comme cela.
Pourquoi est-ce qu’il révolutionne le langage littéraire de l’époque ? Parce que, lui aussi, fait rentrer l’observateur dans le cône de l’observation. Ce qui veut dire en clair que le langage devient lui-même son propre objet et que celui qui écrit est pris aussi dans le jeu donc qu’il subit d’une certaine façon les contraintes que lui impose son travail d’écriture et il en va exactement de même du lecteur.
Alors cela veut dire, par exemple, que dans un chapitre comme les Sirènes où il y a la musique qui devient dominante, il y aura une véritable musicalisation du langage qui va s’opérer. Dans la scène où il a faim (chapitre des Lestrygons) ce sont les cannibales de l’Odyssées d’Homère, là, la faim nourrit et puis il monte toute une série d’images qui sont liées à cet appétit immédiat. Alors ça peut être la faim, un appétit qui nourrit, immédiatement une grande rêverie poétique, tout en même temps aussi, un appétit sexuel.
Donc à chaque fois la découverte de Joyce, c’est l’appropriation d’un style, d’un langage, qui vient en quelque sorte s’ajuster au problème ou à la difficulté qu’il rencontre.
Et donc, aussi pour le lecteur, c’est quelque chose qui implique, de la part du lecteur, une tâche analogue. D’où l’usage du monologue intérieur mais aussi l’alternance. Moi je ne suis pas partisan de dire qu’il n’y a qu’un monologue intérieur parce qu’il y a constamment le monologue intérieur qui fait venir les signifiants immédiats de ce qui pourrait être l’intimité de quelqu’un et en même temps, il y a aussi un narrateur qui dessine le parcours qui reprends les choses en main, c’est l’interactivité de l’un et de l’autre qui fait la richesse poétique du texte. On n’a pas le temps mais on pourrait citer un très grand nombre d’exemples dans Ulysse qui manifestent ça. Bloom produit un monologue intérieur mais il le produit à partir de quelque chose que le narrateur vient, en quelque sorte de mettre en place.
Remerciements à Michel Brissaud et à Gérard Colonna d’Istria pour ces éclairages, pour la qualité de leurs conférences et le sérieux de la préparation qu’ils ont accepté de faire.