Gérard Colonna d’Istria :
Introduction générale
Les raisons de cette première séance organisée par l’Association – Joyce et surtout Ulysse sont illisibles. Qu’en penser ? Une légende tenace : Surtout si on se souvient que Joyce y a mis du sien !
Notre pari d’aujourd’hui = essayer de ndlégendre Unrépondre à cet argument un peu paresseux.
Pour répondre, on procèdera en suivant une démarche sans doute élémentaire (mais il se pourrait que l’élémentaire soit ici le fondamental) mais qui nous apparaît comme un départ obligé :
1) (Gérard) réfléchir brièvement sur le rapport de l’œuvre avec la vie en général, faire voir les risques d’une méthode réductive, et montrer pourquoi néanmoins c’est, dans le cas de Joyce, chose utile et nécessaire.
2) ( Jean-Claude) tenter, à partir de là, de retracer brièvement les étapes de la vie de Joyce, cette matière première que sa vie lui offre, et le faire non pas pour expliquer l’œuvre par la vie – mais en nous souvenant que deux au moins des grands livres de Joyce (le Portrait et Ulysse) ont une forme autobiographique – il est dans ces conditions légitime de démêler la part de la mémoire et la part de la création et de l’invention, de comprendre comment l’une appelle l’autre dans la lecture des œuvres.
3) Nous livrer à une sorte d’exercice de travaux pratiques, à nos risques et périls. Tenter de lire un passage du Portrait (dont on donnera – Gérard - un bref résumé.
On le lira d’abord (Jean-Claude) et on se hasardera à proposer un commentaire avant que Suzan fasse la lecture de deux textes en anglais.
Il y a quelque chose de paradoxal dans la réception de l’œuvre de Joyce, et c’est peut-être par là qu’il faut commencer. D’un côté voilà une œuvre qui s’est imposée comme un monument de la littérature européenne, qui a affirmé avec force sa présence, qui a changé les règles comme le fait toujours une œuvre géniale ; et de l’autre coté, dans le public, une méconnaissance, et même une réputation d’illisibilité – et Joyce lui-même a contribué à encourager cette réputation qui sent le souffre - « il y a peu d’œuvres qui aient aussi bien réussi à décourager le lecteur » écrit un de ses meilleurs spécialistes – et Joyce lui-même assurait qu’il avait donné du grain à moudre à ses critiques pour un siècle ou deux…
Cependant, dire ce qui vient d’être dit ne conduit pas à souscrire à un argument paresseux, mais qui a la vie dure. Une légende tenace voudrait que ce livre soit illisible, qu’il tombe des mains du lecteur le mieux intentionné. Dès lors, en effet, à quoi bon s’obstiner ?
L’argument est commode, mais il a ses limites. Si un grand livre est un livre qui révolutionne la littérature, qui propose une nouvelle écriture, et une nouvelle manière de voir le monde, il est inévitable qu’en un premier temps il nous déconcerte et qu’il bouleverse nos critères et nos règles habituelles de lecture, bref qu’il fasse de nous un autre lecteur. A nouvelle écriture, autre lecture. Voilà une hypothèse de lecteur que nous pouvons accepter, que nous devons accepter, et grâce à laquelle nous pourrions gagner un autre bonheur de lire, devenir un lecteur ouvert à l’œuvre.
Tournons nous maintenant du coté des rapports de la vie et de l’œuvre.
VIE ET ŒUVRE - JOYCE ET SES PERSONNAGES
1 - Personne peut-être – à l’exception de Proust – n’a autant centré (et concentré) son œuvre autour de lui-même, et des circonstances de sa vie que Joyce. Il y a donc transposition et rapports vivants de la vie à l’œuvre. Mais il n’est certainement pas facile de repérer quels rapports vivants exactement il met en place - et s’il est vrai qu’il transpose, qu’est-ce qu’il choisit de transposer ?
Surtout il ne faut pas oublier que la question ne porte pas sur un homme ordinaire, mais sur l’artiste (Portrait de l’artiste …faut méditer le titre) – il y a l’expérience vécue par l’artiste, qui suit un mode successif : le mode successif de la vie, ce sont les évènements biographiques auxquels le créateur, comme tout homme, est soumis – Puis chez le créateur le rapport s’inverse : il interroge ce temps successif, ce temps des évènements qui se succèdent dans sa vie – et dès lors ce n’est plus le même temps : le rapport s’inverse, parce que la vie dépend désormais de l’exercice de l’art. Autrement dit, et c’est vrai pour Joyce, l’artiste donne une forme significative à sa vie. C’est son interprétation de sa vie qui constitue l’œuvre d’art.
Si on veut examiner les rapports de la vie et de l’œuvre, il ne faut donc pas en rester au premier moment. Il faut dire que chez l’artiste, la vie suit un mouvement d’aller et retour – il y a d’abord les évènements vécus qui se succèdent, sur le mode successif qui est le temps de la vie (par ex : Stephen est d’abord un enfant d’une certaine famille, puis un adolescent, puis un jeune homme – des circonstances, un état personnel, ses actes, constituent des épisodes vécus qui le déterminent). Puis le rapport s’inverse : l’artiste créateur donne une forme significative à cette vie. Dès lors on n’est plus dans le temps successif de la vie : la vie est interprétée, elle devient une sorte d’histoire qui a ses lois propres : les épisodes vécus vont être modulés en thèmes littéraires qui feront la tonalité et l’originalité de son œuvre.
2- On pourrait même ajouter que dans le cas de Joyce, le créateur est formé à un personnage qui est formé par une série de rencontres avec le monde extérieur, mais tout autant par une vocation – et en un sens l’artiste peut apparaître comme le produit « de cette race, de ce pays, de cette vie » - c’est ce que Stephen répète dans le Portrait – mais il faut bien comprendre :ce n’est pas la vie, le pays ou la race qui « produisent » l’artiste – c’est l’artiste qui prend conscience de ces déterminations comme autant de contraintes contre lesquelles il décide de lutter ; « Non serviam » et lutter contre par la ruse, l’exil et le silence.
3 – Un des meilleurs commentateurs de l’œuvre de Joyce, Hélène Cixous, conclut de là que l’originalité de Joyce n’est pas à chercher dans le fait que l’œuvre est nourrie de son auteur (thèse banale, lieu commun jamais interrogé – c’est plutôt le fait que « son auteur fabrique sa vie » - sa réalité est alors l’image de ce qui sera écrit à son image.
Stanislas, le frère dévoué à Jim, dit de son frère qu’il avait décidé de faire de sa vie une «expérience » - qu’il avait voulu être « l’artificier » de « son propre style de vie » - sa vie était déjà elle-même une œuvre.
LE PORTRAIT - CONSIDERATIONS GENERALES
1 - Le thème du roman, c’est le développement d’un esprit. A ce titre le texte de Joyce participe de ce qu’il est convenu d’appeler en allemand le « bildungsroman » = c’est le récit d’une éducation ou d’un apprentissage – et quand ce genre de roman se cantonne dans le milieu professionnel, il devient un Kunstlerroman, un roman de l’artiste - On en a des exemples célèbres : Wilhelm Meister de Goethe, ou La Vie de Henry Brulard de Stendhal.
On pourrait dire très grossièrement que l’idée directrice c’est - au moyen d’une fiction autobiographique – de procéder à une sorte d’enregistrement de la réalité, de montage au sens cinématographique, de moments privilégiés qui fonctionnent comme des révélateurs du réel. (Le Portrait a été écrit de 1907 à 1914 et publié dans la revue The Egoist en 1914-15.)
Joyce avait écrit une première mouture, Stephen le héros – ici la forme choisie c’était un dialogue copieux qui suivait le fil de évènements – Joyce dans le Portrait écarte complètement la technique simplement narrative et linéaire qu’il avait utilisée pour Stephen le héros. (Je n’ai pas le temps de développer ici les raisons profondes de ce changement, qui tient à la conception de ce que Joyce nomme les « épiphanies » – j’y reviendrai si je peux plus loin) – On a dans le Portrait comme une suite d’instants magiques où l’artiste se met à l’écoute de la Vie. Ne rien perdre et le transcrire dans le langage.
2 – J’invitais tout à l’heure à tenir compte du titre, en soulignant que c’est la genèse de l’activité créatrice, et non pas de n’importe qui. Il faut maintenant être attentif au fait qu’il s’agit de l’artiste « jeune » - et cette jeunesse peut expliquer un enthousiasme qu’il faudrait tempérer – dans ce cas, il importe de souligner que Joyce se tient à distance de son image, et qu’il peut inviter le lecteur à ironiser sur le projet (ou les projets) que Stephen se donne.
Passons rapidement à l’examen du contenu.
La première partie met déjà en place une coupure et une séparation.
1) Chap. 1 et 2 - On assiste à une crise profonde dans la jeunesse de Stephen – crise qui tourne autour premièrement du doute religieux et deuxièmement autour de l’éveil à la sexualité – Joyce perd sa virginité à 16 ans avec une prostituée et fréquente le quartier de manière sporadique.
2) Une partie centrale = les chap. 3 et 4 – ici on entre dans le cycle du péché et du remords, jusqu’à engendrer chez Stephen une apocalypse personnelle.
Rem = dans les chapitres 1 à 4 la quête et la rébellion de Stephen sont séparées. A partir de 4 elles se confondent – mais (Cixous 345) il faut souligner que pendant les trois premiers chapitres Stephen reste l’objet du monde qui l’entoure et le façonne – il se laisse faire, avec des rébellions sporadiques - mais pour l’essentiel son sentiment dominant c’est qu’il n’est pas là où il devrait être, et qu’il n’est pas non plus celui qu’il devrait être – ce la dure jusqu’au moment ou Stephen décide de ne plus obéir ni servir, et rejette le jugement d’autrui qui pesait sur lui jusque là. Non serviam – il s’assume come artiste et ne répond plus aux accusations d’hérétique qu’on porte sur lui.
Ici le poète Stephen fait face à l’avenir, au monde et se déclare pour l’exil – il est décidé à accomplir la mission qu’il s’est lui-même donné.
3) Enfin le chap. 5, deux fois plus long que n’importe lequel des autres « forger la conscience incréée de sa race » (c’est l’avant-dernière phrase du Portrait)
C’est dans ce chapitre que Stephen expose ses théories esthétiques et ses projets – il est alors étudiant à University College et c’est là qu’il prend sa décision de l’exil volontaire.
Joyce a composé sa propre figure à partir de 1904 - dans cette composition Joyce se voit non pas comme quelqu'un qui aurait suivi une évolution naturelle – mais au contraire comme quelqu’un qui a été la proie d’une expérience destructrice. C’est par réaction à cette expérience destructrice que l’individualité créatrice à jailli.
Entre toutes ces scènes qui symbolisent et ponctuent cette expérience négative, on retiendra trois points culminants qui représentent chacun une crise profonde dans la jeunesse de Stephen :
a) les chapitres 1 et 2 qui retracent la naissance du doute religieux et, simultanément, la naissance des pulsions sexuelles qui conduit Stephen à perdre sa virginité avec une prostituée – cette proximité de la puberté et de la vocation d’artiste crée une situation de tension : les désirs sexuels (ce que Joyce nomme « les impulsions de ma nature ») viennent heurter son idéal de pureté, son moralisme – car il est vrai de dire que chez Stephen, à ce stade de l’adolescence il y a à la fois un besoin de liberté qui est en opposition avec les institutions et les contraintes sociales, et qui constitue à ses yeux sa « nature » d’artiste – et un idéal de pureté hérité de l’enseignement de l’Eglise – cela conduit à une très grande difficulté à trouver un équilibre.
(cf. un très bon exemple au début du chap. 4 qui rassemble tout – IV, folio, 232- 233 P, I, 681) – lire si on a le temps.)
L’adolescence révèle à Stephen qu’il est un artiste et un débauché (c’est le moment où il commence à fréquenter les maisons closes – et si les impulsions de sa nature font autant partie de sa nature que les aspirations de son esprit, il faut les réconcilier – mais on se heurte à un autre problème : l’art doit servir de substitut à la religion – l’artiste doit devenir à un niveau plus élevé « un prêtre de l’art » - est-ce possible ?
Toute une série d’apories naissent de là - La vocation de l’artiste a un caractère sacerdotal et le quotidien est sublimé comme une matière pour l’art.
b) le chapitre 3 se compose d’un interminable sermon sur l’enfer prononcé dans toutes les règles de l’art des jésuites par un prédicateur chevronné et éloquent que Stephen et ses camarades doivent subir pendant une retraite.
Le sermon, administré par cet éloquent prêcheur jésuite, suit scrupuleusement les leçons et les méthodes des exercices spirituels d’Ignace de Loyola – l’éloquent jésuite prend pour sujet le péché de Lucifer, son orgueil intellectuel, son refus et sa chute dramatique.
Stephen est bouleversé. Le remords l’assaille, et son imagination est déchirée par les tourments des damnés. (Le sermon pourrait être comparé à la légende du grand inquisiteur).
Il y a là une question qui demeure un problème pour l’œuvre entière de Joyce. A-t-il continué après voir quitté l’église à croire en l’enfer ? Question difficile ! Peut-être peut-on hasarder quelques éléments de réponse, sans prétendre donner une réponse définitive. Notons simplement ceci :
1- il a pu continuer à y croire, tout en ayant rompu avec l’Eglise, mais comme un apostat qui bâtit sa propre vision de l’enfer – c’est ce qu’il fait par exemple dans Ulysse (épisode Hadès).
2- Cela pourrait se dire d’une autre manière – Joyce vit dans un monde où la souffrance existe toujours, mais sans espoir de salut religieux.
3- Le problème du mal continue à se poser. Mais il ne faut pas oublier que Joyce fera sienne le refus de Lucifer, l’ange déçu – la dernière réponse de Stephen c’est « non serviam » c'est à dire, exactement, la parole de Lucifer !
c) le chapitre 4
Mais nous n’en sommes pas là ! Stephen va être tenté au contraire de rentrer dans l’ordre des jésuites, comme son directeur lui en fait l’offre. Mais il est fasciné et terrifié par le formidable pouvoir que l’ordination procure.
II découvre alors sa vocation pour un autre apostolat et une nouvelle vocation : se consacrer à l’art.
L’Eglise lui aurait apporté l’ordre, mais aussi la négation de la vie et des sens.
C’est alors qu’il fait une promenade le long de la grève. Et il ressent soudain une explosion de joie profane à la vue de la beauté d’une jeune fille aux cuisses nues qui marche dans l’eau - il découvre du même coup sa vraie vocation.
On laissera de côté ici le chapitre 5 – Stephen médite sur son art, tente d‘approcher une définition de son esthétique qu’il place sous l’invocation de Saint-Thomas d’Aquin – et il conclut finalement par la décision de partir.
Tournons nous maintenant vers notre texte d’ouverture.
L’ouverture
PORTRAIT DE L’ARTISTE, CHAP 1 - DEBUT
Dès cette première page du Portrait, le lecteur voit défiler les impulsions primaires de la vie, défilé ininterrompu des toutes premières sensations que la vie met en jeu après la naissance : les goûts les odeurs, les bruits, les perceptions oculaires (cf. Levin, 93)…
Ce premier chapitre (Cixous 347 sq.) est construit en imitant la construction du monde par un petit enfant – il est fait de scènes juxtaposées, à l’état brut, et la force de ces scènes, c’est qu’elles ont la capacité d’imprimer dans l’esprit de l’enfant leurs formes, à une époque où l’enfant ne peut leur donner le sens qu’elles ont pour les adultes.
1 – Tout commence comme un conte de fée, (tradition irlandaise –cf. note Aubert).
Voilà donc = on commence par nous conter quelque chose (notons bien que ça n’est pas exactement une histoire, c’est l’histoire d’une histoire, celle d’un enfant qui deviendra un artiste ) – pour que cet enfant devienne un artiste, il faut que son histoire soit enchâssée dans un récit – il faut une genèse qui s’énonce sur un mode général = il était une fois, et c’était une très bonne fois une meuh meuh , une moocow (trois o !), qui descendait le long d’une route et qui rencontre « un mignon petit garçon tuckoo (traduit ici « bébé couche ») – ils se rencontrent et tout passe par des signes linguistiques –
La version initiale de ces évènements de l’histoire (Cixous) a quelque chose d’animal, et pas seulement du fait de la moocow, car on apprendra plus loin que cet enfant se nomme Dedalus, il a quelque chose d’un oiseau – héritier symbolique de Dédale, l’ingénieur génial qui a conçu le labyrinthe, et qui réussit à fuir en se faisant avec son fils Icare homme oiseau – le fils y laisse des plumes ! Mais Stephen ne se nomme pas Icare, il se nomme Dedalus et il revendiquera (cf. IV folio, 252-53) « le symbole de l’artiste forgeant à nouveau dans son atelier, avec l’inerte matière terrestre, un être nouveau, impalpable, impérissable, en plein essor » -
Et pendant qu’on y est notons aussi qu’on va trouver bientôt d’autres oiseaux = des aigles qui menacent d’énucléer Stephen. – on va y revenir.
2 - Il semble qu’on peut distinguer deux scènes. Deux scènes auxquelles s’ajoutent les observations que fait l’enfant sur les personnes qui l’entourent – C’est comme si on assistait à la construction d’un monde par un petit enfant.
..
1) Dans la première scène, le père, la mère, l’oncle Charles et Dante entourent Stephen – ces scènes sont juxtaposées, à l’état brut : elles s’imposent à l’enfant, elles s’impriment en lui (parce qu’il est à un âge où il ne peut encore leur donner le sens qu’elles ont pour les adultes) – mais on peut noter que l’enfant est tout particulièrement sensible au langage, au fait que le langage traduit les évènements : les mots et les sons qu’il perçoit lui paraissent être des intermédiaires privilégiés, plus que les autres perceptions par les sens – beaucoup de choses passent par l’oreille – il y a des mots, mais des mots qui sont plutôt perçus par lui comme des sons.
Quant aux adultes, on a dans l’ordre d’entrée en scène.
- Premièrement, le père qui regarde Stephen en lui racontant cette histoire – quelqu’un qui se tient à une certaine distance c’est l’image classique du père (et l’histoire est vraie, le père de Joyce en fournit le témoignage à son fils dans une lettre cf. note d’Aubert) – le père détenteur de la loi –
- Deuxièmement, la mère, d’abord du coté du corps, c’est la mère qui soigne et qui dresse – ici Joyce est très précis : on commence par mouiller le lit, puis se succèdent les sensations, froid, pose d’une alèse par la mère, odeur bizarre – mais la mère sent meilleur que le père.
L’odorat apparaît ainsi comme un sens primitif.
La mère ne raconte pas d’histoire mais elle joue du piano – là, quelque chose d’essentiel se manifeste =la musique On rentre sur un territoire musical – la mère joue du piano pour qu’il danse ; la mère le fait danser.
Puis troisièmement, on a un couple curieux : oncle Charles et Dante – Dante est gentille, elle récompense Stephen d’un cachou quand il apporte un papier de soie – elle a deux brosses, et avec ces deux brosses c’est l’Irlande politique qui fait irruption Parnell, Michael Davitt.
2) Jusque là la scène est agréable. Mais elle prend fin sur une épiphanie violente, brutalement : « quand il serait grand il se marierait avec Eileen… » Et il se cache sous la table - c’est alors que la mère dit : oh ! Stephen va demander pardon et Dante ajoute : « oh ! Sans cela les aigles viendront et lui crèveront les yeux ».
Qu’est-ce qui le menace, pour qu’il aille se fourrer sous la table ? L’accusateur impose le choix : ou soumission ou punition par aveuglement, énucléation.
Mais, chose remarquable, l’enfant va se tirer de ce mauvais pas – il refuse de répondre aux adultes, il se tourne vers lui-même, et il décape la violence des mots, il la neutralise. Il découvre, caché, en exil sous la table, l’usage poétique et musical de la langue : en jouant avec les mots et avec les sons, en les arrangeant dans un jeu verbal et musical. Il se libère par une réappropriation esthétique, en faisant jouer les mots et les sons d’une autre manière (cf. Cixous, 349) ; il découvre le langage de l’art, qui est en même temps une relation à soi même. Ainsi le jeu des mots, le jeu avec les mots (ce nouvel arrangement des mots qui, comme dit Cixous, lui fait découvrir le pouvoir de la phonétique) désamorce leur cruauté et leur violence. Il réorganise les mots dans la beauté et fait son salut.
Ici Stephen prend dans une chanson de quoi en faire sa chanson (oh, la Hose vêhte) – il est comme le coucou, il fait son nid dans les mots de l’Autre, dans le langage commun – mais il le déforme et le détourne à des fins propres, esthétiques.
A la fin du Portrait, ayant pris la décision d’être du côté de la création, Stephen se donnera comme devise : l’exil, le silence et la ruse. Mais si on examine un peu attentivement ce début, Stephen, plus ou moins inconsciemment, a déjà recours à cette triple exigence :- si on regarde cette scène inaugurale :
Premièrement, sous la table, il s’exile et prend volontairement une distance qui le préserve. Il découvre dans le langage le pouvoir des sons, il devient ce « voleur de sons » qui donne un sens esthétique aux mots et neutralise leur poids d’agressivité.
Deuxièmement, à l’injonction de sa mère qu’il vit peut-être comme une trahison, il répond par le silence.
Troisièmement, contre la peur de la mutilation contenue dans la menace des aigles, il désamorce la charge par la ruse, à l’aide d’un jeu verbal.
Cixous a raison : « La devise de l’artiste est déjà esquissée, sous une forme élémentaire : silence, fuite, et jeu verbal. » (349)
Richesse de cette entrée en matière : elle contient à l’état virtuel, des germes de thèmes essentiels qui sont au cœur de l’œuvre.
Reste un dernier point, sur lequel je voudrais m’attarder un instant :
L’aigle qui crève les yeux se retrouvera souvent chez Joyce – disons simplement ici qu’il peut symboliser la peur de l’aveuglement – se soumettre pour Stephen, ce serait accepter l’aveuglement du vulgaire, auquel il ne saurait se résoudre – s’aveugler ici ce serait s’aveugler spirituellement, se voir imposer la force des convictions, se soumettre aux préjugés du vulgaire, remettre en cause son exigence de vérité.
Un peu plus loin, l’aigle est remplacé par un oiseau plus vulgaire, dont le nom est porté par un camarade de classe : Héron – et cette fois en dérision, Stephen n’est pas menacé par des becs d’aigle, mais par un...trognon de chou.
Ainsi il existe d’autres formes d’aveuglement, beaucoup plus dangereuses. Le passage de la maison au collège conduira Stephen à la découverte de l’injustice et de la cruauté. Ce qu’il découvre d’abord, c’est l’art de faire souffrir et un monde d’inquisition que les prêtres dans les collèges ont mis à leur service. Les analyses subtiles de Joyce montrent et révèlent la vraie nature de ces inquisiteurs. Au fond ils n’attendent pas de ceux qu’ils soumettent à la « question » qu’’ils donnent de vraies réponses et qu’ils s’amendent. Au fond d’eux-mêmes ils ne croient qu’en une chose : la violence et la force – c’est la violence qui réglera les questions !
Un bon exemple de cette violence qui aveugle est fourni par un incident qui prend une allure de modèle. Stephen est au collège, et il casse malheureusement sa paire de lunettes. Du fait de sa faible vue, il ne peut ni faire ni re copier ses devoirs – si bien que le surveillant (le père Arnal) l’autorise à ne pas faire les exercices. Mais c’est ne pas compter avec le préfet des études, le père Dolan. La suite se passe de commentaires. Susan va vous la lire :
[1]Portrait de l’inquisiteur :
« Au travail, vous tous, vociférait le préfet des études. Nous n’avons pas besoin de fainéants ici, de petits tricheurs paresseux ! Au travail, je vous dis ! Le père Dolan passera vous voir tous les jours. Le père Dolan repassera dès demain !
Il poussa la férule d ans les côtes d’un des élèves, disant :
« Toi, réponds : quand est-ce que le père Dolan repassera ici ?
- Demain, Monsieur, répondit la voix de Tom Furlong
- Demain, et demain, et demain, dit le préfet. Mettez-vous bien cela dans la tête Tous les jours le père Dolan. Ecrivez. Toi, mon garçon, qui es-tu ?
Le cœur de Stephen fit un sursaut.
Pourquoi n’écris-tu pas comme les autres ?
- « Dedalus, monsieur.
- - Je…mes…
- Pourquoi n’écrit-il pas, père Arnal ?
- Il a cassé ses lunettes, dit le père Arnal, et je lai dispensé de travailler.
- Cassé, Qu’est-ce que j’entends ? quoi ? Ton nom ? dit le préfet des études.
- Dedalus, monsieur.
- Approche ici, Dedalus. Vilain petit combinard ! Je vois sur ta figure que tu es un combinard. Où as-tu cassé tes lunettes ? »
Stephen s’avança en titubant jusqu’au milieu de la classe, aveuglé par la peur et la hâte.
- « Ou as-tu cassé tes lunettes ? répéta le préfet des études.
- Sur la cendrée, monsieur.
- Hoho! la cendrée ! s’écria le préfet. Je connais le truc ! »
Stephen leva les yeux avec étonnement et vit pendant un instant le visage du père Dolan, son visage grisâtre, vieillot, sa tête chauve, grise, encadrée de duvet, le bord métallique de ses lunettes et ses yeux sans couleur regardant à travers les verres. Pourquoi disait-il qu’il connaissait le truc ?
« Vilain petit fainéant ! cria le préfet. Cassé mes lunettes ? Vieux truc d’écolier ! Allons ! ta main, et tout de suite ! » (folio, 98-99)
Concluons : voilà un texte riche, et qui offre au lecteur bien des occasions de s’interroger.
Enfin pour achever ce long périple, retournons à notre question initiale des
Rapports de l’œuvre et de la vie, et terminons par la lecture de ce texte considéré à juste tire comme un des sommets de l’écriture du Portrait :
« Il se détourna d’elle brusquement et s’en fut à travers la grève.
Ses joues brulaient ; son corps était un brasier, un tremblement agitait ses membres. Il s’en fut à grands pas, toujours plus loin, par delà les sables, chantant un hymne sauvage à la mer, criant pour saluer l’avènement de la vie qui avait crié vers lui.
L’image de la jeune fille était entrée dans son âme à jamais, et nulle parole n’avait rompu le silence sacré de son extase. Ses yeux à elle l’avaient appelé et son âme avait bondi à l’appel. Vivre, s’égarer, tomber, triompher, recréer la vie avec la vie ! Un ange sauvage lui était apparu, l’ange de jeunesse et de beauté mortelle, ambassadeur des cours splendides de la vie, ouvrant devant lui, en un instant d’extase, les barrières de toutes les voies d ‘égarement et de gloire. En avant ! En avant ! En avant ! » (Folio, 256-57)
SUR JOYCE - bibliographie sommaire
JOYCE - Œuvres 2 vol Bibliothèque de la Pléiade introduction et direction de l’ouvrage
Par Jacques AUBERT – un outil indispensable pour une lecture approfondie.
ELLMANN Richard : James Joyce, 2 vol, collection. « Tel » Gallimard – c’est « la » biographie sur Joyce – un monument qui semble indépassable.
AUBERT Jacques ; Introduction à l’esthétique de James Joyce, Didier, 1973
AUBERT Jacques et SENN Fritz – James Joyce, Cahiers de l’Herne, Paris , 1985
CIXOUS Hélène : L’exil de James Joyce , Grasset, Paris, 1968 – une thèse monumentale – une mine pour comprendre la genèse de l’artiste – indispensable.
ECO Umberto – L’œuvre ouverte, Seuil - en particulier le chapitre sur « les poétiques de
Joyce ».
LEVIN Harry : James Joyce
RABATE Jean-Michel – James Joyce, ‘portraits littéraires’ Hachette supérieur – Beaucoup plus qu’une introduction – un ouvrage essentiel - lecture stimulante