Cette année, d’un commun accord, les membres de l’Association avaient décidé de modifier la forme des interventions, qui jusque là consistait en une conférence, et d’offrir une plus large place au public en lui laissant la possibilité de dialoguer tout à loisir sur un ouvrage, antérieur à Ulysse, mais auquel il convient d’accorder une attention particulière : le Portrait de l’artiste en jeune homme, premier chef d’œuvre de Joyce. A cette fin, il avait été convenu d’adopter, pour entrer dans la lecture et la discussion, le principe d’une table ronde : à partir d’une intervention brève (une trentaine de minutes) portant sur un thème majeur, ouvrir un débat en laissant la parole au public.
Pascal Bataillard, qui présidait, après avoir présenté les intervenants et justifié le choix d’une table ronde, rappela en guise d’introduction combien l’écriture et la genèse du texte définitif avaient été laborieuses. A l’origine on trouve un texte au style éblouissant, quelques pages superbes, denses et serrées , une méditation qui semble contenir en germe tout ce programme d’exploration de l’écriture qui sera au cœur de l’œuvre… mais que Joyce laisse en l’état, pour s’attacher à un gros manuscrit de plus de mille feuillets, qui ne sera pas publié de son vivant et qu’on connaît aujourd’hui sous le titre de Stephen le héros .Ouvrage prolifique, que Joyce, dans un moment de découragement, jeta au feu, et que Nora réussit à sauver, au moins en partie. Enfin, mais au prix d’une métamorphose radicale du style, de l’écriture, de la pensée, et en opérant un changement de position radical, cet ouvrage qu’on va examiner, d’environ 300 pages, comportant cinq chapitres, et dont le caractère novateur n’échappa pas aux critiques avisés et aux auteurs contemporains de Joyce.
Gérard Colonna d’Istria ouvrit le bal, en s’attachant au premier chapitre du Portrait. Mais avant de se livrer à une lecture proche du texte, il étaya son commentaire d’un certain nombre de remarques, indispensables à ses yeux, pour saisir les enjeux du texte.
D’abord, prêter attention au mythe de Dédale, et à l’usage qu’en fait Joyce. Dédale, l’homme qui sait par ruse tourner la nécessité ou les lois de la nature à son avantage, l’artificier fabuleux du labyrinthe, et qui saura se transformer en homme-oiseau pour fuir par les airs. C’est lui qui fera découvrir à Stephen sa vocation d’artiste et ce monde intemporel de la création artistique auquel on accède par une ascension soudaine de l’âme, qui se dépouille de sa matérialité et s’élève vers le soleil. C’est dans cet instant d’extase que Stephen peut évoquer Dédale et assumer son nom.
Cet art de la création artistique, Joyce, citant Ovide, l’avait défini comme « un art inconnu qui ouvre de nouvelles voies à la nature ».
Mais Joyce ne s’en tient pas là. Il se peut aussi qu’il ait vu dans les pièges et les ruses de Dédale la possibilité de tramer quelque chose d’analogue dans l’écriture. Borgès ne se trompait pas quand il qualifiait Joyce comme « l’irlandais enchevêtré et presque infini qui trama Ulysse ».
Ensuite, interroger le titre même de l’ouvrage. Un portrait pourrait n’être qu’un miroir narcissique. Mais, chez Joyce, rien de tel. Il ne s’agit pas du portrait de la personne de Stephen Dedalus. « Un Portrait n’est pas un papier d’identité, mais bien plutôt la courbe d’une émotion » Ce qui est en jeu, c’est le portrait de la fonction artistique, saisie en acte et isolée. A quoi il convient d’ajouter, pour que le titre soit complet, qu’il s’agit du portrait de l’artiste « en jeune homme ». Mais comment comprendre cette formule ? Est-on renvoyé à ce moment de la vie où on passe de la condition d’adolescent à la condition d’homme complet ? Faut-il entendre dans « jeune homme » un homme porté à l’enthousiasme de la jeunesse, et de ce fait tenté, comme Icare, de s’approcher trop vite du soleil ? Mais n’est-ce pas aussi entendre dans l’expression « en jeune homme » : quand il était jeune …et qu’il succombait aux péchés de la jeunesse. Dès lors la jeunesse s’est évanouie, le roman de formation est achevé, il faut aller vers autre chose. Ne l’oublions pas, le Portrait s’achève sur l’exil.
On le voit, ces questions ne sont pas de simples préliminaires, elles engagent le lecteur dans un travail d’interprétation, où il n’a plus l’avantage d’avoir à sa disposition un auteur omniscient pour l’aider à répondre.
Ce refus d’intervenir directement, de la part de l’artiste, doit être examiné de près. Le Portrait, d’une certaine manière, participe d’un genre littéraire prisé au XIX° siècle : le roman de formation. Le lecteur assiste à la formation d’une conscience : Stephen s’ouvre progressivement au monde, un monde souvent violent, où il se découvre étranger, qu’il assume avec une distance intérieure. En même temps cette distance est une distance critique que Joyce lui accorde sans restriction, et qui le prémunit contre la tentation de s’attacher à une place. L’artiste n’a pas vocation à devenir propriétaire... S’il existe un recours, c’est dans la marche qu’il faut le chercher. Comme Bloom, Stephen déambule, et il affirme sa vocation à la fin de l’ouvrage par un claironnant : « En avant ! ». La création artistique est un « work in progress ». La formule dit tout.
Mais il arrive que Stephen commette des erreurs. Sa vision du monde (comme la nôtre !) n’est pas exempte de lacunes. Joyce n’intervient pas directement, il met plutôt en scène des situations ambigües, flottantes… Face à ce monde que nous qualifierions aujourd’hui comme un monde de crise du sens, Stephen peut user du doute et de sa capacité d’autocritique, et le lecteur l’accompagner dans ses interrogations.
C’est précisément en usant d’une théâtralisation de ce genre que Joyce ouvre le Portrait. « Il était une fois et c’était une très bonne fois »… D’emblée il se distingue d’une tradition romanesque et d’une forme de récit essentiellement chronologique, l’ouvrage s’inscrit dans une histoire qui commence comme un conte. Stephen petit garçon coupe le cordon ombilical, il s’ouvre à la conscience en observant une série d’évènements. Mais il est en même temps projeté dans un temps autre qui ne lui appartient pas, qui a quelque chose d’intemporel et d’impersonnel qui l’exclut.
Deux scènes contradictoires se succèdent. Joyce construit son texte comme si un petit enfant élaborait progressivement sa vision du monde grâce à sa perception d’une série de scènes, simplement juxtaposées, comme dans un montage cinématographique, des scènes données à l’état brut, qui s’imposent à l’enfant d’une autre manière qu’aux adultes : comme un défilé ininterrompu de sensations où tous les sens (comme dans la statue de Condillac) sont requis pour constituer le monde de l’enfant. Et dans ces sensations qui se succèdent, l’enfant s’émerveille de cette puissance que possèdent les mots d’être des intermédiaires privilégiés entre le monde et lui. Des voix venues du monde s’imposent à lui, elles sont comme l’expression mystérieuse du monde perçu et en même temps comme une puissance dont les adultes semblent détenir le sens.
On n’entrera pas ici dans l’analyse détaillée des deux scènes contradictoires qui ponctuent cette ouverture… Disons simplement que dans la première, Stephen vit ses premières expériences dans le cercle protecteur de la famille, un monde musical, festif, agréable et joyeux. Puis, brutalement, ce monde et ce bel ordre sont détruits. Le conflit s’introduit à propos d’une petite fille et du désir amoureux de Stephen, brutalement frappé d’interdit par la tante Dante. Dans la tête de Stephen, désormais, le désir, la beauté, le sacré, les interdits, la peur du châtiment entrent en conflit. C’est le choc premier et inaugural. Tous ces éléments, en apparence disparates vont se retrouver et s’organiser dans les expériences qui vont suivre, et constituer une structure qui s’appliquera tout au long de l’ouvrage. Stephen découvrira sa différence dans un univers hostile, et contre lequel il lui faudra s’armer « des seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil et la ruse ».1
Dès ses premières rencontres avec Budgen, Joyce avait qualifié Ulysse, qu’il était en train d’écrire, d’ « Odyssée des temps modernes » et affirmait qu’on pouvait l’entendre comme « l’épopée du corps humain », tout en précisant que cette épopée du corps n’a rien à faire avec une planche anatomique. Ces formules frappantes ne sont pas que des effets de style. C’est ainsi que, dans le schéma d’Ulysse, que Joyce propose à Linati, il établit des correspondances entre chaque épisode et un organe du corps ; mais, chose étonnante, il fait exception pour les trois premiers chapitres (la Télémachie) en déclarant que (traduisons le plus littéralement possible) : « Stephen ne pâtit pas, ne souffre pas encore du corps » - formule que certains analystes ont interprété radicalement comme signifiant « Stephen n’a pas de corps »…
C’est à cette formule qu’Annie Tardits, dans des articles ou des communications antérieures, avait, à l’encontre de ces thèses, tenté d’assigner un sens, en s’appliquant à voir comment Joyce prenait en compte ce qu’elle propose d’appeler « le corps pulsionnel ». Non pas le corps des organes, le corps anatomique, mais le corps construit par la parole, celui qui va permettre la jouissance. Se tourner vers ce « pâtir » du corps, et poursuivre l’examen de cette question dans le Portrait de l’Artiste. Retrouve-t-on dans ce texte des circonstances dans lesquelles Joyce nous montre Stephen « pâtissant » ou « souffrant » du corps » ?
Prenant comme thème central un passage du livre II (le chapitre 5, celui où Stephen reçoit une raclée), elle souligne d’abord la présence insistante d’un monde de « bagarres », dans les deux premiers livres où abondent les cris, la violence physique et verbale des élèves, mais aussi des maîtres, orfèvres dans l’art du châtiment, sans parler des crises familiales, comme le repas de Noël qui dégénère quand on aborde le cas de Parnell. Autant de situations qui montrent à l’évidence que Stephen pâtit bien dans son corps… Tout l’art d’écrire de Joyce se déploie ici, cet art dédalien de l’architecte qui construit des scènes en établissant des correspondances subtiles entre elles, qui incitent le lecteur à se reprendre et à s’interroger sans cesse.
Mais il y a plus. Dans une analyse serrée du passage où Stephen se voit accusé d’hérésie par son professeur et ses camarades, qui n’hésitent pas, sous le prétexte qu’il a défendu Byron, à le contraindre par la force à avouer son hérésie, Annie Tardits souligne que, dans cette extorsion de l’aveu, Joyce retrouve la question de la vérité. L’inquisition revendique la vérité, et elle est constamment prête à l’obtenir par la torture… Stephen avait été châtié parce que, selon le père Dolan, il était fainéant, mais surtout menteur, un chef d’accusation qui, comme devait le rappeler Jacques Aubert, implique toujours un accusateur qui se prétend détenteur d’un savoir absolu. Joyce nous fait ainsi comprendre que derrière le refus de l’hérésie et la revendication d’un savoir absolu, il y un savoir dont on ne parle pas. Les véritables enjeux sont du côté de ce savoir et de la jouissance, ils sont dans les « blancs du langage » (J .Aubert)
Restait un dernier point. Comment comprendre, dans le passage cité, se demande A. Tardits, qu’au bout d’un moment, la colère de Stephen s’apaise ? Entre plusieurs hypothèses, elle suggère une interprétation « spinoziste » séduisante. La puissance négative des affects de colère, qui participe et procède toujours de la tristesse se montrerait capable de modifier cette passion triste et d’accéder au statut d’une puissance positive qui participe de la joie : Stephen « avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre »2
Enfin, il revenait à Mustapha Safouan, éminent analyste et spécialiste de Lacan, d’apporter une contribution plus large, en réfléchissant, sans s’en tenir au Portrait, sur le problème de l’écriture de Joyce. Méditation profonde et exemplaire, qui trouvait en même temps le moyen de saisir et de prolonger les exposés précédents en montrant les véritables enjeux.
Mustapha Safouan commença par rappeler que l’œuvre de Joyce se situait dans un cadre, le début du XX° siècle, qui avait opéré un déplacement majeur dans la question : qu’est-ce que la littérature ? Ce qui était mis au premier plan par les écrivains du XIX°, et qu’on trouve encore chez Flaubert, c’est la relation de l’écriture et de l’écrivain à la société. Désormais, ce qui vient au premier plan, chez Joyce ou Virginia Woolf, c’est la relation au langage. Il ne convient plus d’écrire, comme le souligne Virginia Woolf, un « roman sociologique » qui décrirait les rapports entre les gens et leurs activités communes, mais de « dévoiler la relation de l’esprit aux idées générales et soliloquer dans la solitude ». En outre, il faut marquer que ce déplacement de l’intérêt n’est pas cantonné dans la seule sphère de la littérature, il affecte tout le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler le « culturel ». Mustapha Safouan donne l’exemple de la parenté telle que la conçoit l’anthropologie contemporaine : dans la sociologie du XIX° (ex : Morgan), on souligne que les êtres humains se soumettent à des lois sociales qui tissent entre les membres d’une société des liens de parenté. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Quelle que soit l’importance biologique qu’on prête au père et au sang de la mère dans la fabrication d’un être humain, la relation de parenté est l’objet d’ un bouleversement radical : elle devient de part en part « culturelle », mais en même temps de plus en plus ténue, de plus en plus mince… et cela à un moment où le prestige de la famille patriarcale, et son corollaire, la domination masculine, vacillent. La signification de la paternité est devenue un acte de foi, grâce auquel je me situe dans une relation à un père, c'est-à-dire, ici quelqu’un qui m’a reconnu comme son fils (et il est révélateur que Lacan n’ait trouvé, pour retenir quelque chose de l’efficacité de la paternité que le « nom du père » !
On est bien alors dans une situation de crise mais il ne faut pas entendre par-là une perte de toute signification. C’est bien plutôt le trop plein des significations qui fait problème. Nous tissons certes des significations, nous passons d’une signification à une autre mais cette multiplicité même fait naître le doute. La question se pose de savoir si nous en sortons jamais ! La primauté accordée au langage ébranle nos certitudes. Pouvons-nous avoir un contact direct avec les choses, avec l’objet ? Pouvons-nous entendre des voix qui viennent du réel ?
C’est ici, en ce point névralgique, qu’il faut se demander si cette rencontre avec le réel n’est pas à la racine de l’acte d’écrire de Joyce. Aussi bien quand il réfléchit sur l’esthétique qu’il trouve chez Saint- Thomas que dans son œuvre propre, tout se passe comme si son art d’écrire était un art de s’effacer comme écrivain pour laisser en quelque sorte parler les choses. Mustapha Safouan a cette belle formule : « On a là l’idéal d’une magie qui vise à transformer la chose dont on parle en chose qui parle ».
Qu’on songe simplement ici à la nouvelle « Les Morts » et à ce passage stupéfiant où on ne sait plus si nous lisons la description des choses telles que Gabriel les voit à travers les vitres de la fenêtre ou si ce sont les choses, la neige qui tombe inlassablement en recouvrant Dublin dans le silence de la nuit, en nous confiant ce message ultime, la fin de toutes choses.
On a donc là un idéal d’écriture qui consiste pour Joyce à s’effacer pour nous laisser écouter ces voix qui montent du réel. Dans la chute de la certitude qui résulte de cette primauté accordée au langage, on peut voir aussi, conclut Mustapha Safouan, dans l’écriture de Joyce, face à cette crise du sens, un mécanisme de défense contre ce que Lacan nomme la menace de la forclusion.
La discussion qui suivit fut vive et elle permit à l’auditoire d’éclairer des points et de formuler des problèmes qui sont au cœur de la réflexion de Joyce sur la création artistique. Dans le projet d’une esthétique que Joyce, dans le Portrait de l’Artiste, offre en partie comme « du Saint-Thomas appliqué », quelle place assigner à l’usage d’Aristote et plus généralement des philosophes ? Quel rapport peut-on établir entre philosophie et littérature ? Faut-il dire que Joyce donne congé aux systèmes philosophiques en privilégiant la particularité du roman dans sa capacité à saisir quelque chose d’universel ? Jacques Aubert fit valoir qu’il conviendrait, pour saisir les « faux pas » de Joyce avec Aristote et Saint-Thomas, de prendre en compte une aporie qui est au cœur de son œuvre : la confusion entre le plaisir esthétique, cette théorie du beau qui lui échappe quand il veut commenter Saint-Thomas, et la jouissance ? Une chose qu’il avait rencontrée dans son rapport avec ses maîtres jésuites et son rapport au savoir, une collusion entre savoir et jouissance dont il était embarrassé. L’idée matricielle de cette esthétique doit-elle être cherchée dans ce que Joyce nomme l’épiphanie ? Tant qu’on en reste au Portrait de l’Artiste, l’idée d’une théorie esthétique autonome demeure prédominante. Mais avec Ulysse tout change : c’est dans l’œuvre même qu’on est incité à la chercher.
Gérard Colonna d’Istria, 8 décembre 2013
1 J’ai laissé de côté un passage énigmatique, mais que l’intervention de Mustapha Safouan vient éclairer d’un jour nouveau. Joyce a placé dans ce chapitre d’ouverture deux quatrains en italiques :
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon,
Demander pardon,
Ses Yeux ils crèveront
Demander Pardon,
Ses yeux ils crèveront,
Ses yeux ils crèveront,
Demander pardon.
Dans ces quatrains l’interdit s’énonce et semble suivi d’effets. Mais qui parle ? La voix est anonyme. Faut-il dire qu’elle affecte la forme de ces voix du monde, ces voix qui semblent venir du réel… On retrouverait ici tout l’art de l’écriture de Joyce : un art de s’effacer comme écrivain pour laisser parler les choses, « l’idéal d’une magie qui vise à transformer la chose dont on parle en chose qui parle », comme le dit Moustapha Safouan (cf. infra)
2 L’hypothèse d’Annie Tardits se trouve corroborée par un texte de Koestler, emprunté au Testament espagnol, qui a été lu dans la discussion, par Elisabeth Leypold.